Management et Principe de réalité

1 . Une image du management à la française

Sur l’ensemble des observations et des recherches faites ces dernières années, il m’a été donné de constater quelques éléments sur l’état actuel du management dans les grandes organisations françaises loin des sordides clichés caricaturaux et que je me propose de partager. Il apparaît que ce n’est pas la structure seule de l’organisation qui influence les comportements des acteurs « qui y vivent » (adhésions, résistances ou rébellions) mais la manière dont « Ils la vivent », dont elle est socialisée, c’est à dire la manière dont la structure organisationnelle est traitée dans les représentations sociales, comment ses différents éléments s’ancrent sur les réalités du passé, comment ces images, valeurs et symboles passent au filtre de l’imaginaire des acteurs et sont reconstruits dans les confrontations interindividuelles et collectives.

Ainsi, dans une étude relativement importante conduite de 1997 à 2000 sur les centres de tri de La Poste (1) et depuis dans une observation continue de mise à jour, on voit qu’une large partie du personnel reproche à ses dirigeants d’avoir opéré dès 93 à un changement du management qui ne prenait pas exactement en compte la réalité des gens de « terrain » ou, pour le dire autrement, de ne pas être parti de l’existant pour élaborer une science postale du management. Ce que l’on remarque au premier abord dans cette étude est la pluralité conflictuelle des représentations du management (modèles, structure, politique, objectifs, systhèmes de décision, rôle et engagement des acteurs, etc.). Mal aperçues et peu traitées par les managers, nombre de ces réalités managériales se sont construites, transformées, voire cristallisées, sur des espaces vides de sens, sur des espaces de discours inoccupés par les dirigeants. Par ailleurs, la part de l’air du temps dans l’entreprise, nouvelle agora sociale, est particulièrement prégnante. Il m’est apparu que cette problématique n’était pas propre à des établissements du groupe La Poste, que nous l’observions dans un large panel de grandes organisations à la française. Je m’aperçois que ces remarques auraient pu être faite à l’endroit de n’importe quelle grande organisation à la française que certains qualifient techniquement, apparemment à juste titre, de bureaucratiques.

Il ressort aussi que, contre le risque majeur de dysfonctionnement des établissements, identifié comme étant le “risque social”, les résultats obtenus par le management du changement depuis 91 pourraient se révéler pires que le mal que la direction de l’organisation voulait éradiquer, et ce malgré un calme apparent et tout relatif dans de nombreux établissements. Il se révèle que les anciens grands mouvements sociaux, dans leur caractère festif, offraient un système de régulation sociale et de compensation collective aux frustrations d’un monde de séduction et de sollicitation. La disparition de ces célébrations cathartiques, qu’étaient les grandes grèves, oblige les personnes à rechercher des solutions individuelles temporaires, partielles ou radicales à leurs insatisfactions sociales, à leur mal-être au travail, voire leur souffrance. Ils les trouvent soit dans l’évitement, soit dans la soumission discrète ou dans la psychiatrisation dès que les perspectives de promotions s’effacent derrière la structure hiérarchique pyramidale lue trop fermée et peuvent passer d’une solution à l’autre jusqu’à « l’enquistement » dans l’une d’elle comme système radical, comme dans un acculement quand le temps et l’intensité atteint un certain seuil moral.

Ce n’est donc pas de la structure seule ou de la socialisation seule que l’individu tire la décision définitive d’adopter ces attitudes solutionnaires, mais très certainement aussi de son histoire de vie propre alimentant son imaginaire d’où il entrevoit un ensemble de voies, de passages dans « un monde de possibles ». L’absence d’homogénéité culturelle et managériale dans l’organisation, la multiplication des attitudes d’auto-abandon du personnel, la généralisation des stratégies individualistes et la redondance de conflits sociaux locaux, dont le niveau de violence augmente (séquestration, menaces et violences physiques, atteintes au domicile et voies de faits sur les biens propres), aboutissent à des situations apparemment calmes sur site mais socialement explosives : c’est un Loch Ness à la surface lisse mais renfermant une hydre.

J’écrivais alors, en juin 2000, et disait dans un colloque de Psychanalyse et Management à HEC, Jouy en Josas, qu’il était difficile d’envisager les formes d’expression prochaines de ces violences à venir. S’il était possible, dans le passé, de prévoir les explosions sociales et quels modes d’explosions pouvaient avoir lieu, nous ne savions plus à cette période là quel type d’événement pouvait être produit par cette somme de problèmes individuels pour lesquels aucun acte social ne vient plus organiser l’exutoire. La déconstruction de rites matchistes de régulation de conflits par des violences « ordinaires » normées et le développement social de postures plus féminines de crainte taboue de toute violence physique participait à cette incontrolabilité des violences naissantes : là où les systèmes sociaux savaient rituellement arrêter les violences naissantes, la culture de remplacement particulièrement « féminisée » n’offrait plus de mode de régulation aux violences physiques et liberait l’accès à plus de violence morale. Nous savions seulement que nous avions là, rassemblés, quelques symptômes d’une éventuelle implosion sociale dans une déstructuration des liens sociaux. Depuis, de nombreux événements en ont montré l’effective réalité (L’usine Heineken où les employés menaçaient de faire sauter l’usine avec des bonbonnes de gaz ; à la fermeture le l’usine Moulinex où apparaissait au journal de 19 heures sur FR3 un agent, piquet de grève, devant l’entrée déclarant en montrant le toit de l’établissement chargé d’explosifs : « Du pognon ou boum ! »).

Cette disparition des grands mouvements sociaux, rites festifs et cathartiques, a eu lieu bien avant le « décembre » de 1995 sans que celle-ci ne se fasse au profit des mouvements sociaux locaux aux caractéristiques proches. Cette disparition est compensée par des stratégies individuelles et tribales. Ce phénomène participe, autant qu’il en est influencé, à l’évolution sociétale vers une individuation des rapports sociaux érigée en système culturel.

(1) Jean-Marc SAURET – Contribution à une sociologie du management, le cas des centres de tri de La Poste, Thèse doctorale, Paris 5 R. Descarte, 6 Juin 2000.
Si l’interdépendance des savoir-faire structurait un système sociétal solidaire jusqu’aux alentours des années 70, l’évolution technologique qui ne nous construira pas un monde meilleur (perte de la religion du progrès), le développement du consumérisme portant un discours légitimant nos désirs et nos plaisir, l’industrialisation de nos prothèses communicationnelles (portables, Internet et autres NTIC) et de production ont contribué à nous installer peu à peu dans un mode parallélépipédique de quête de jouissance et d’identité. Ce mode sociétal est de fait structurant des modes culturels dans les grandes organisations. Il y est d’autant plus que l’entreprise est devenue, avec la famille recomposée, une institution majeure de notre système sociétal.

Dans “un désert structurel”, car certains employés et collaborateurs nous ont dit concevoir ainsi leur environnement de travail, un peu comme dans un univers absurde à la Becket, où se déconstruisent toujours plus les règles et modalités de fonctionnement social, les phénomènes d’empathie et de leadership affectif ou charismatique se développent en substitution à toutes règles d’autorité structurelles ou structurées jusqu’alors sur le mode de la confiance.

Les changements structurels (marchés, métiers, réseaux, etc.) ont conduit les entreprises à des changements organisationnels qui, selon les types de leurs conduites, ont contré, détruit ou utilisé le lien social élaboré sur la culture syndicale de lutte de classe. Ces mutations culturelles intra-entreprises, si elles ont toutes un caractère radical et définitif, trouve des ancrages liés à leurs propres histoires endogènes. Par exemple, ces ruptures – sur l’individualisation des comportements – ont renforcé à La Poste l’existence d’une culture bicéphale introduite par des réformes conduites de 91 et 93. Elle se caractérise par une opposition de deux cultures. L’une ancienne, « fonctionnariste », repose sur la valeur de défense du service public et de promotion d’une « société égalitaire ». Elle trouve un ancrage dans la culture syndicale de lutte des classes. L’autre, industrielle et commerciale, repose sur la valeur de satisfaction du client et sur la promotion d’une « société équitable ». Elle trouve son ancrage dans le développement des activités commerciales et bancaires.

L’inféodation de la gouvernance de ce type d’organisation aux fluctuations politiques (Pour certaines organisations le balancier droite-gauche, pour d’autres la fluctuation des intérêts des actionnaires majeurs) met au débat public et interne l’objectif et la mission même de l’organisation. Ce flou directionnel est générateur de troubles identitaires internes, d’incertitudes sur l’avenir et d’opacité sur la politique managériale. Il témoigne de l’absence de philosophie managériale structurante, fait commun à un grand nombre d’entreprises de production ou de service. Si nous apercevons ce phénomène particulièrement développé dans cette entreprise La Poste, il est tout a fait présent dans toute organisation, grande ou petite, à divers degrés. La considération de premiers symptômes avait déjà dans les années 60 donné naissance aux différentes théories managériale dites de la « Contingence ».

Nous avons aperçu que les cadres intermédiaires se trouvaient, managérialement parlant, dans la position du fer rouge entre le marteau et l’enclume. Leur résistance au management et la pluralité de leurs attitudes viennent du fait qu’ils doivent jongler avec les ordres à transmettre, les demandes d’informations de la base, les réalités conjoncturelles des agents et la faible disposition à l’écoute de quelques dirigeants. Ceux-ci, isolés sur leurs territoires, semblent persuadés que, de leur simple regard, ils savent assez de leur organisation pour décider « ce qui s’impose », diriger intelligemment ou parfois simplement « sauver les meubles ». Ces distorsions managériales relèvent d’une pluralité des réalités non considérée. La pertinence du management d’établissement à vocation de service au public le plus large passe par la prise en compte systématique de la réalité des agents qui y opèrent, de leur savoir de terrain, de leur intelligence à faire et de leurs visions du monde et de l’entreprise, c’est à dire de l’intelligence organisationnelle.

D’une manière générique, il nous a semblé comprendre que l’intérêt d’entreprendre réside dans le fait que l’imaginaire porte le monde qui nous manque et pour l’avènement duquel nous-mêmes sommes prêts à aligner les pas et les efforts. Ce n’est donc pas la réalité physique, quantifiable et mesurable de l’établissement et de l’environnement au travail qui est important et pris en compte par les agents dans leur réalité, mais la symbolique dont se charge l’environnement au travail dans la relation que le sujet entretient avec lui (les murs, les machines et le courrier) et ses semblables. Le milieu de travail évolue vers un lieu de faible investissement affectif, donc à caractère relativement neutre. Même si des fiertés d’appartenance et des orgueils sur des résultats trouvent quelques plages d’investissement, l’établissement ne semble être, pour ces employés, qu’un “coin de leur vie”. L’insatisfaction au travail constitue parfois la fin d’un dernier recours, quand tous les autres secteurs de leur existence les accablent (échecs, dettes ou exclusions d’ordre économique, social ou affectif).

4871aeefa6d2d4990bbc8716c2a7ae7d.jpgA l’heure ou la modernité est représentée par la technologie de l’information et par la communication tout azimut, quand tout va trop vite, c’est la référence au passé qui peut inspirer confiance et solidité, favorisant ainsi l’émergence d’identités diachroniques ethniques, religieuses ou philosophiques. On pourrait alors dire, d’un point de vue strictement constructiviste, que les protagonistes de la réforme de 91 (dirigeants, ministres et responsables syndicaux) ont eu les attitudes conformes à leurs représentations du réel. En d’autres termes leur vision du réel qui les a conduites apparaît être qu’il n’y aurait du monde qu’une réalité unique et objective, accessible totalement et directement par eux de leur seul regard, leur donnant l’autorité suffisante pour juger et décider seuls. Cette attitude est pérenne chez de très nombreux managers. Elle est une posture épistémologique culturelle. L’inconvénient est qu’elle n’a de réalité que culturelle et pas d’ancrage dans la réalité cognitive. Ce que nous enseigne l’approche constructiviste est qu’il y a autant de réalité que d’observateur des faits, que la réalité n’est rien d’autre que la conscience que l’on se fait du réel. Si je me réfère à Paul Watzlavick sur ce thème, je pense aussi à Arthur Schopenhauer qui écrivait déjà en 1816 que « la réalité est un objet pour un sujet qui le regarde. S’il n’y a pas de sujet pour le regarder l’objet disparaît. »

Enfin, en termes de team building, nous avons cru comprendre que les acteurs, d’une manière générale, adhèrent à une vision du monde mise en perspective où leur propre individualité se situe. Ils se reconnaissent un devenir là où cette situation leur va bien, et est en accord avec leur Sur-moi, leurs rôles individuels et sociaux. Cette vision du monde leur donne une représentation de leur propre finalité. Il nous apparaît que l’adéquation de ces différentes visions, et le fait qu’elles soient socialement partagées, constituent les cadres normatifs de leur adhésion. Sans ces représentations partagées, l’appréciation des contraintes et la mutualisation des enjeux restent compromises. Il existe donc une distorsion représentationnelle lourde de conséquences qui, dans le management des entreprises, n’est ni maîtrisée, ni considérée.

2 . Des attentes de managers
d77ae7c3c43721d3b5ba9bddd8988f4a.jpgAu cours de nos différentes rencontres, qu’elles soient dans le cadre d’études, de conseil, de coaching ou de formations, les managers expriment un certain nombre de demandes, d’attentes ou simplement d’interrogations sur leur fonction, sur les objectifs de l’organisation ou les intentions de leurs dirigeants. Ce qui caractérise ces discours, dans une écoute brute de premier niveau, c’est l’hétérogénéité des attitudes et des visions. Les interprétations sur les endroits vides de sens prennent la forme d’interprétations et de supputations. Elles sont au croisement des intérêt personnels et des intérêts collectifs dans des espaces non définis, non précisés, parfois même non décrit, innommés. Elles sont si multiples et si diverses qu’elles font parfois débat. Ces managers en tirent des conclusions pour l’avenir, des obligations à faire ou des voies de progrès, c’est à dire des orientations pour l’organisation. Sont-elles les mêmes commandées par les dirigeants ? Nous observons qu’elles sont si diverses que peu d’entre elles sont conformes aux orientations mêmes produites par les dirigeants. Ceci construit chez eux de la confusion et de l’incompréhension.

Globalement, les managers manifestent leur sensation d’opacité sur les objectifs réels de l’organisation et leur incertitude par du doute sur la pertinence des moyens mis en œuvre. Ils suppléent à leur manque de vision claire par l’élaboration de « vérités » à partir de connaissances pragmatiques de leurs propres activités. Ils ont tendance à se replier et à s’appuyer sur leurs expérimentations pour diriger leurs conduites. Ils sont pour cela à l’affût des expériences de leurs collègues avec qui ils souhaitent partager au mieux. Ceci ne se fait cependant que sur le mode de l’empathie, de la camaraderie, ou au hasard de rencontres fortuites tout en développant des systèmes de compétition affichée et de rivalités larvées. Alors, l’arrivée des pratiques de tutorat dans certaines organisations, pour certaines prises de nouvelles fonctions par exemple, est très largement appréciée. Cette pratique est en résonance avec ce recours individuel à la pragmatique, laquelle participe à l’évolution des cultures managériales. Ainsi, les idées peuvent être aussi brillantes que possible, elles restent de bonnes idées nourrissant les tiroirs et les placards alors qu’une expérimentation pratique réussie a la force d’une preuve. Les managers, faute de profiter d’assistance réelle au management, se co-construisent des discours parallèles et développent des attitudes pragmatiques de bon sens.

Cependant, ces attitudes d’arrangement avec une réalité floue ne peuvent occulter pour certains la sensation d’être abandonnés à leur propre sort sur des terrains difficiles. Le récit de quelques aventures douloureuses vient alimenter, justifier et commenter ces sensations. Ces managers, parce qu’ils ont à gérer des réalités locales complexes qu’aucun discours ou aucune assistance ne vient éclairer, développent alors parfois un sentiment de solitude justifié. Un certain décalage entre l’idée qu’ils se faisaient de leur métier à travers les discours institutionnels et la réalité de leur vécu perturbe la constitution d’une vision générique claire du métier de manager. La connaissance d’aventures conclues par des échecs managériaux les amènent, d’une part, à cristalliser des peurs et des angoisses sur leurs propres compétences à faire, et d’autre part, à adopter des raccourcis cognitifs, des prêts à penser simples qui leur apportent des réponses à l’absence d’analyse de leurs systèmes humains. Ainsi, des coupables génériques apparaissent (ce peuvent être alors les syndicalistes, parfois les employés eux-mêmes, ou parfois même les dirigeants). Nous sommes là dans des points de naissance de boucs émissaires, pratiques certes, mais dont l’effet est de maintenir les croyances et pérenniser tant les peurs que les systèmes pour s’en défendre.

Cependant, nous constatons que la vision de ces managers est tournée vers l’intérieur de leur organisation, aspirée sans recul par des expériences locales parfois douloureuses ou paroxystiques. Les approches restent individuelles et disparates. Les expériences faites souvent seuls ou dans la sensation de l’être sont trop rarement analysées, débriefées pour qu’un quelconque enseignement puisse en être tiré. L’absence d’association de la rationalité à l’expérimentation pragmatique laisse se développer des modèles à penser tenant plus de raccourcis cognitifs, de préjugés renforcés que d’une quelconque prise de hauteur. Pourtant, ces managers là sont dans une quête incessante et plutôt secrète d’analyse et réclament assistance à leur management. Si le mot « coaching » reste pour certains encore lié, d’une part, à l’accompagnement psychologique jamais loin de notions psychiatriques, et d’autre part à la notion d’échec managérial, il revient de manière récurrente dans les conversations comme une demande réelle quoique impudique.

Dès lors que ces demandes sont entendues, les discours se libèrent et font preuve du désir formel de mieux voir ce que la direction générale attend du manager. Ils manifestent alors le désir de mieux connaître les compétences requises par ce métier exigeant et particulier. Ils expriment ainsi leur désir de progresser, d’être accompagnés et formés. Ils peuvent ainsi évoquer les envies, les nécessités et les contraintes à traiter de leurs problématiques propres. Leur pragmatisme culturel et structurel réclame de traiter dans leurs enseignements, apprentissages ou développements, des problèmes pratiques qu’ils affrontent au quotidien. C’est sur ces réalités là qu’ils attendent accompagnement, conseils et pratiques de progrès. La séparation entre la connaissance technique des pôles et des services et la compétence managériale à organiser et « synergiser » les équipes n’est pas faite et souvent le management se réduit, par ce « recroquevillement » évoqué plus haut à la connaissance experte de la technique.

Pour résumer, nous pouvons dire que les managers attendent une clarification sur le sens de leur métier à partir de laquelle ils sont prêts à aller plus loin. Ils réclament une aide pratique, de type « trucs et astuces », au développement technico-professionnel (négociation, gestion du temps, connaissances techniques), personnel et humain (gestion du stress, leadership, etc.). Ils manifestent une grande attente du coaching sur le long terme et du tutorat (ou parrainage) dans les prises de nouvelles fonctions. Il existe cependant, tant au niveau de nombreux managers que de plusieurs de leurs dirigeants, une réelle confusion entre coaching et tutorat qu’il conviendra de clarifier. La question du sens est ici aussi centrale.

Nous pouvons dire que les flous identitaires, les écarts représentationnels sur les objectifs collectifs, les rôles de chacun et les enjeux privés, tant chez les managers que chez les agents, relèvent de conceptions de soi ou de l’organisation mal partagées et mal reconnues. Ainsi, quelle que soit la finalité de l’organisation, la question de la réalité objective se pose comme la pierre d’achoppement du management des personnes.

3 . Les apports d’un point de vue constructiviste
d0f412dd7a6a0d1dbd0ad40235b5541c.jpgAinsi, en ouverture de ces quelques mots sur cette approche nécessaire de la notion même de « réalité », comme une modeste contribution au constructivisme (Paul Watzlawick), il est opportun de poser que la réalité s’impose comme n’étant jamais objective, comme une activité de symbolisation individuelle et sociale du monde qui nous entoure, de son réel, et qu’on la manipule à ses propres fins. C’est ainsi, par exemple, que l’on reconstruit l’histoire : la « réalité historique » est ainsi bien trop souvent la justification de l’idéologie d’aujourd’hui. Contraintes, représentations et frustrations ou accomplissement de nos enjeux nous affectent, dans le sens où ils nous marquent dans nos affects. Notre connaissance du monde, le mode empirique selon lequel nous l’abordons et nous le « coltinons », le mode sociétal par lequel nous validons ces pratiques empiriques et le mode symbolique par lequel nous lui trouvons ou imaginons du sens, corrélons les objets entre eux et enfin nous le représentons, détermine notre « critérium « , cadre et lieu de raison de nos affects. Si notre cognition induit et canalise nos attitudes et nos comportements, nos affects les bousculent, bousculent notre imaginaire, notre symbolique, et génèrent notre créativité. Si les cadres sociaux de notre culture (institutions, rites, mythes et représentations sociales) nous laissent des espaces de rôles à investir, nos histoires personnelles, dramatiques ou tourmentées, nous prédisposent à certains choix inconscients de solutions, parfois incohérentes ou paradoxales mais toujours insuffisantes au comblement de nos manques. Ce sont les vides de sens de nos espaces langagiers (ce que les mots ne disent pas) qui, sources et cadres de nos frustrations, attirent et conduisent nos pas.

On peut comprendre que la référence à des valeurs soit évoquée comme guide à l’action immédiate mais nous savons qu’elle n’est pas suffisante pour comprendre la réalité de la vie des organisations. Au lieu que ces valeurs déterminent notre vision – et donc nos choix et nos comportements – elles n’en sont que les symptômes. Les valeurs sont l’objectivation du dogme qui lie la personne à sa conduite. Ce n’est pas la valeur elle-même qui guide l’action, mais ce qu’elle pose d’indiscutable et d’incontournable, et souvent d’inconscient, dans l’ordonnancement et la classification préférentielle des objets de la réalité : la vision du monde socialement partagé dans lequel chacun et chaque chose a une place normée. La valeur n’est donc que le marqueur personnel et/ou tribal d’une cosmogonie.

Ainsi, dans le contexte culturel où la personne agit, la place de l’homme dans l’organisation, l’amitié comme processus de réciprocité, l’émotion comme donnée créatrice, l’échange des matières comme donnée économique, la consommation comme résolution des manques, toutes ces données sont objectivables sous la forme de valeurs dès lors que leurs “réalités” socialement partagées ne sont “plus discutables”. Inter-activement, elles le deviennent d’autant moins qu’elles sont aussi constitutives d’identité, de discrimination, de classification et de catégorisation des objets du monde reconnu (les personnages compris) ainsi que de modalité d’action pour chacun des individus du groupe.

Ce qui précède la valeur est la représentation structurante du monde constituée autour d’un système de causalité donnant du sens aux résistances dudit monde et élaborant ainsi, en creux, des enjeux investis dans l’élaboration de ces valeurs. Nous désignons alors cette donnée comme une valeur parce qu’elle est “sacrée” au sens propre du terme, c’est à dire qu’elle est, dans une démarche consciente, le fondement objectif d’un lien social : ce sera par exemple le service public. Même si ces valeurs ne sont que le symptôme de ce lien social au croisement des attentes individuelles avec les opportunités que la culture autorise, elles nous donnent à entrevoir les critériums des acteurs, l’articulation du couple personne-organisation et les éléments de culture dans laquelle l’articulation s’inscrit.

Même si la réalité du Monde semble être là avant nous (alors qu’elle n’est que la lecture que nous en faisons induite par nos expérimentation, notre culture et notre symbolique), nous avons tendance à la comprendre comme une collection d’éléments structurés et fonctionnels. Certes quand le monde nous résiste, c’est sur notre manque à avoir trouvé du sens à sa symbolisation, à sa « réalisation », que nous butons. Subitement quelque chose d’incohérent nous abîme et la question du sens, de la causalité, jaillit dans nos esprits : “Pourquoi ?” et “Pour quoi ?”. La seule maîtrise que nous avons du Monde est, à l’instar du modèle dans la démarche scientifique, sa symbolisation. C’est parce que nous la prenons pour lui que nous pensons la réalité du monde nous précéder. Eh bien, si c’est sur elle que portent et se constituent les visées de nos actions, c’est sur elle que porte notre attention. Nous ne voulons donc pas faire l’erreur de Wright Mills dans “l’imagination sociologique” de faire l’impasse sur l’identification et la qualification de la réalité, la prenant implicitement comme une évidence. Ceci rend la démarche qu’il propose confortable, voire séduisante, mais courte par le manque de recul – recul dont elle se prive par défaut – et inopérante dans une dimension multiculturelle. Ceci, dans sociologie du management, constitue un handicap, voire un défaut majeur.

Cette approche de la réalité donne à saisir sa dimension subjective et symbolique, ce qui permet d’activer d’autres leviers transformationnels que les seuls outils habituels des sciences dures : le chiffrage du réel. La manipulation de la signifiance est un levier bien plus puissant dont se sont très efficacement emparés les publicistes et nombre de concepteurs en marketing.

Ainsi nous tentons d’aborder le virtuel réfléchissement du Monde dans le miroir de l’âme des acteurs puisqu’il est la réalité qui les conduit.

Ainsi, ce qu’ils disent de leur monde et de leur entreprise, ce qu’ils en vivent et ce qu’ils pensent en voir nous donne à comprendre et à pouvoir rendre compte de ce qu’ils en font. Nous pourrons enfin leur dire ce que nous attendons d’eux. Cependant comme l’indique l’individualisme méthodologique, comprendre la menée des actions des sujets impliqués consiste à tenter de regarder le monde (le champ d’investigation) avec le regard de l’autre (la rationalité des acteurs). Dès lors on peut penser qu’il n’est de rationalité qu’axiologique. Précédant toute action relevant dans une lecture immédiate d’une rationalité instrumentale il existe une Wertrationell conduite de la “valeur” même de la réalité pour la personne, cette “traduction-créatrice” de la Chose, comme la nomme Schopenhauer. Boris Cyrulnik s’interroge dans ce sens : “Que dire de l’homme alors, ce fabriquant de signes qui invente le monde pour mieux le percevoir ? ” Ainsi, nous pouvons affirmer que la réalité est le produit de notre rapport volontaire au Monde.

Le type de démarches que l’on rencontre dans les études fonctionnalistes ou structuralistes fait des observations hic et nunc de phénomènes ou d’organisations, des modèles à portée universelle qu’ils n’ont pas. La vague d’exceptions et d’ajustements qu’implique leur application en tant que modèles rend leur usage précaire. Sachant que la réalité des acteurs en tant que sujets, tant dans leur conscience que dans leurs reconstructions opérationnelles, est le siège de leur être en action, c’est dans la lecture de ces réalités dites subjectives que se trouvent les véritables raisons (ou fondement, si l’on considère la part de l’inconscient) de leurs actions et de leurs comportements. La cognition des acteurs y est déterminante.

Cette démarche offre l’avantage de développer une connaissance tant rationnelle que représentationnelle de l’agir des personnes. Elle opère une déconstruction des réalités des acteurs qui, mise à leur disposition, leur offre la possible reconstruction curative ou transformationnelle. C’est ici une sociologie opérante dont la méthodologie procède de l’analyse des discours et des attitudes dans une démarche clinique. Il est parfaitement souhaitable de la mettre au service du management. Si nous nous trompons de réalité, nous nous tromperons de management. Ce n’est pas manipulation que de comprendre les réalités des acteurs afin de leur parler avec des mots et des images qui leur font sens. Nous avons souvent plus l’habitude, par précipitation, de créer du non-sens et du contresens, ces inaudibles qui ne laissent que la trace de non-dits ou ces confusions et malentendus dont on ne sait plus quoi faire. Le management est on ne peut plus une question de sens.

Conclusion : Une certaine image du manager du futur
Comme face à l’impérieuse nécessité de réussir du boxeur, à la solitude endurante du coureur de fond, et souvent soumis à l’angoisse de la page blanche du créateur, le manager n’est, à la tête de l’organisation, ni un gourou, ni un général, mais un développeur, un architecte des compétences. Dans notre culture hexagonale du conflit, des rapports de force et des conquêtes de prés carrés, le manager ne peut plus être l’objet de jeux de relation, parfois dures, mais, prenant de la hauteur, il devient, dans une nécessaire priorité du rapport à l’œuvre et au projet qui la portera, celui qui identifie les compétences nécessaires à l’organisation et s’assure de celles détenues par les acteurs. Il organise la croissance de chacun d’eux. Si, jusqu’alors, les chefs s’inscrivaient dans une culture, que l’on pourrait qualifier de masculine, comme les assembleurs des porteurs de savoir-faire, aujourd’hui ils doivent s’ouvrir à cette compétence plus féminine de faire naître en chacun, parfois de peu ou de rien, des compétences et des envies de savoirs nouveaux, voire à les inventer. Les managers ont ce devoir de faire naître des hommes nouveaux dans et pour l’organisation d’une part, et dans et pour chacun d’eux d’autre part.

dd4b73bcfd1ed8cf3e26526ba3f967a5.jpgParce que le contexte des organisations se complexifie, parce que l’adaptabilité à l’environnement devient une condition de survie, parce que l’entreprise est la nouvelle institution centrale de nos sociétés post-modernes, parce que la gestion des savoirs est la matière-richesse première de nos entreprises, parce que l’intelligence organisationnelle est la force différentielle des organisations, l’individu est la force créatrice au centre de celles-ci. Nous assistons au retour de la personne comme puissance majeure de la réussite. Le manager est bien le coach de tous ses collaborateurs, l’architecte des compétences et, à la fois, le chef de ces nouveaux orchestres. C’est donc bien la performance humaniste qui différencie aujourd’hui le manager des autres professionnels de l’organisation, cette compétence à promouvoir une organisation par et pour les acteurs qui la vivent et dans le but de servir au mieux des acteurs externes : les clients et les usagers .

b4fb5c8c95fb47b5d850490bdb288b52.jpg Ainsi, comme l’écrivent en 97 Sumantra GHOSHAL et Christopher BARTLETT , la nouvelle obligation des managers n’est pas de faire de l’argent, mais de produire la philosophie éthique de leur organisation, donnant à chacun le sens de son action et le sens de l’œuvre qu’ils conduisent en commun. Par exemple, si les avocats et les médecins ont depuis longtemps fondé leurs activités sur l’éthique de leur métier, les producteurs industriels ou de services, par la démarche qualité, montrent qu’ils ont senti la nécessité de ce changement, encore embryonnaire. Sur cette nouvelle obligation, le monde de la gouvernance des entreprises s’oppose au monde du travail, monde de la création et de la production de valeurs et de richesses. La nouvelle frontière est là entre le monde de la création et celui de la thésaurisation. Au delà de l’illusion de la lutte des classes, c’est ici que le combat idéologique se pose réellement aujourd’hui.

Ainsi la personne humaine est la nouvelle richesse de l’organisation où chacun devient un entrepreneur pour son entreprise. Celles qui restructurent aujourd’hui s’amputent de progrès et de nouveaux savoirs. Le nouveau contrat que peuvent proposer les managers à leurs collaborateurs n’est plus de leur assurer un travail à vie mais d’assurer que tout le temps qu’ils passeront dans l’organisation produira l’accroissement de leurs savoirs et de leurs compétences qui les rendront toujours plus « employables », jusqu’à être désirables et recherchés.
Les managers accompagnent ainsi un air du temps ouvrant sur une économie d’association des individus désireux de se regrouper pour produire et créer, quelle que soit la forme juridique de leurs liens. Ce manager promoteur des personnes est un humaniste à l’écoute des réalités de chacun, producteur de synergies et animateur d’intelligence collective.

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